JetPunk, théorie géographique - Villes par images

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Si vous êtes un régulier de la section Quiz récents, vous n'avez sans doute pas rater une effervescence de quiz en images qui portent sur les villes d'un département, région ou pays en particulier. Le concept n'a rien de bien compliqué, le but est simplement de reconnaître la ville derrière chaque photo. Pourtant ce genre de quiz n'est pas si simple à concevoir s'il on ne veut pas voir des statistiques abyssales.

Pour mieux comprendre quelles images fonctionnent et lesquelles ne fonctionnent pas, je vous propose de faire dialoguer des quiz JetPunk et la théorie géographique dans ce premier opus d'une potentielle série de blog...

Villes et images, deux mots qui vont ensemble

Lorsque l'on tape le nom d'une ville sur Google Images, un immense choix de photographies s'offre à vous. Mais vous remarquerez peut-être aussi que toutes ces images se ressemblent un peu : mêmes monuments, mêmes quartiers, mêmes points de vue. Vous avez là la carte de visite de la ville, de quoi vous donner envie d'y aller. L'enjeu de l'image pour la ville est grand. Les villes, dans le système globalisé d'aujourd'hui, cherchent à être attractives économiquement. La lutte entre localités pour attirer des capitaux, des entreprises ou une certaine population est grande, mieux se vendre est alors une nécessité. Les premières "cartes de visite" sont peut-être les cartes postales. Dès leur émergence à la fin du XIXème siècle, les cartes illustrées participent à l'élargissement de l'industrie touristique. Elles permettent de transmettre un imaginaire spatial à une large échelle, bien plus loin que la destination même. Ces cartes postales anciennes choisissent déjà minutieusement l'image de la ville mise en avant, faisant l'éloge d'une esthétique et de traditions locales. Le but est bien sûr d'attirer les portemonnaies des touristes.
Carte postale illustrée avec des monuments de la ville de Leipzig, lithographie 1897.

Les cartes postales ne sont peut-être plus tant à la mode, les manières de communiquer sur les destinations n'ont pas disparues, bien au contraire. Internet et les réseaux sociaux en sont devenus d'incroyables moteurs. Instagram alimente et reproduit des imaginaires de lieux, au grand bonheur des acteurs du tourisme qui installent des "spots instagrammables" et au dam des collectivités qui doivent gérer le sur-tourisme. Nous pouvons encore parler de l'influence d'autres média, qui participent depuis longtemps à l'image d'une ville à large échelle, que ce soit Paris dans Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain ou les fans d'Harry Potter à Édimbourg. Plus qu'une image, les représentations d'un lieu créent un imaginaire géographique.

Jouer sur son image est donc primordial pour les villes qui souhaitent se distinguer de leurs concurrentes pour attirer des flux de capitaux et de personnes. Certaines villes, de par leur importance mondiale, ont la tâche qui paraît plus simple car une influence, un soft-power, immense. Vous avez sans doute une image dans votre tête quand je vous parle de Berlin, mais pas forcément pour Ingolstadt. Alors quelles villes choisir ?

Quelles villes choisir ?

Imaginons maintenant que l'on est en train de créer un quiz Villes par images. Par exemple, villes d'Allemagne par images pour revenir à l'illustration précédente. Y insérer Berlin semble une évidence, la ville est connue de la majorité des JetPunkers et l'image de la Porte de Brandebourg dans la tête de beaucoup. Mais ensuite, quelle méthode suivre ? Faut-il suivre le classement des villes les plus peuplées ?

La réponse n'est pas forcément non, comme discuté avant, il y a des chances qu'une ville plus peuplée jouisse de plus d'influence pour montrer son image dans les media. Mais plus qu'un "capital population", c'est le capital symbolique qu'il faudrait considérer. Comprenez par là tout ce qui participe à renforcer l'attractivité et l'influence d'une ville, de l’image, au prestige et aux valeurs culturelles et historiques. Mais en plus de ce capital symbolique, nous avons besoin pour ce quiz d'une ville dont la symbolique est particulièrement visuelle : une imagibilité forte. Ce terme est proposé par l'urbaniste américain Kevin Lynch.

Imagibilité (Lynch, 1960)

"La capacité d’un lieu à marquer les esprits, c’est-à-dire à être mémorable grâce à ses caractéristiques visuelles et symboliques fortes."

Pour illustrer tout cela prenons un exemple de quiz : Villes européennes par image n°1.

Exemples tirés du quiz "Villes européennes par image n°1"
Pampelune compte à peu près 200'000 habitants tandis que Birmingham a de loin surpassé le million. Pourtant, une des deux villes parle bien plus aux personnes qui ont joué à ce quiz. Cette différence s'explique peut-être en partie par le choix des images, que l'on discutera plus tard, mais aussi par le choix des villes. Birmingham ne représente que peu de choses dans l'imaginaire des francophones que nous sommes. Peut-être penserez-vous à la révolution industrielle ? Des imaginaires de cette période peuvent être prégnants, mais restent mafois assez conceptuels, pas très visuels.

Pampelune fait par contre plus sens, en considérant la proximité historique du Royaume de Navarre, mais surtout avec le rayonnement culturel bien spécifique de la ville : par ses fêtes taurines traditionnelles. La large médiatisation des festivités met la lumière chaque année sur la ville qui attire aussi des millions de touristes à ce moment-là. C'est alors naturellement que les images du spectaculaireencierro circulent, sont partagées et imprègnent les esprits. Plus que nulle part ailleurs, Pampelune est dès lors associée aux yeux de l'étranger à des taureaux tout proches d'empaler des coureurs.

Cela dit, une image de la même rue, sans les festivités mais avec un accent sur le patrimoine bâti n'aurait sans doute pas donné les mêmes statistiques. Le choix de ce qui est représenté sur l'image est aussi crucial.

L'une des premières images libres de droit de Pampelune. Trouver la ville est dans ce cas peut-être plus complexe...

Quelles images choisir ?

On choisit les villes qui existent le plus dans la tête, dans l'imaginaire des joueurs. Mais ces imaginaires ressemblent à quoi ? C'est la question qui vient au moment de choisir les images qui feront guise d'indices. Car tout n'est pas marquant ni mémorable dans une ville.

La carcasse de la ville

La plupart des quiz sur les villes en images choisissent le patrimoine bâti, un bâtiment, un type d'architecture pour faire deviner la cité en question. C'est un choix on ne peut plus sensé, car c'est ce que la plupart des gens dessineront s'ils doivent mettre sur papier "une ville". L'architecture structure une identité, c'est indéniable. Elle permet aussi à la ville de faire grossir son capital symbolique et donne des arguments touristiques comme nous l'avons vu tout à l'heure. Cela fait encore plus sens quand certains bâtiments servent vraiment de "monuments", d'emblèmes pour une ville. Londres n'a pas meilleur ambassadeur que Big Ben, Pise n'aurait pas pu espérer meilleur emblème que sa tour penchée. Regardez donc les statistiques de Villes européennes par images n°2...

Statistiques du quiz  "Villes européennes par image n°2"

Mais une ville aussi dense soit-elle ne peut sans doute pas être définie comme telle si personne n'y vit. Le géographe Michel Lussault nous propose de considérer la ville plutôt comme une fabrique, une pratique spatiale et sociale. Pour lui, la ville ne se limite jamais à ses infrastructures ; elle est façonnée par les usages, les récits et les expériences des habitants.

L'exemple de Pampelune peut aussi se comprendre comme cela. L'architecture de la ville et ses rues étroites ne sont qu'une scène ou une toile sur laquelle des pratiques et des histoires comme celles des fêtes taurines vont fixer l'image de la ville. Il serait donc plus que bon de ne pas avoir peur de sortir des représentations figées dans la pierre pour illustrer une ville. La ville vit.

Les représentations, ni réelles, ni figées

Le choix de représenter la ville par son architecture est peut-être aussi motivée par la volonté de s'accrocher au "réel", ce qu'est physiquement la ville. Mais cette image figée d'une certaine architecture n'est pas moins une représentation comme une autre, n'est pas plus réelle qu'une pratique, et est autant imaginée qu'un tableau ou un livre.

Parfois se poser la question à soi-même pendant la création d'un quiz peut être révélatrice : Pour quoi est-ce que je connais telle ville ? La réponse n'est sans doute pas tout le temps un monument ou une architecture. Vous penserez peut-être à un festival, un film, un statut, un événement historique... Tout cela façonne autant, voire plus, la ville et l'imaginaire qu'on en a ; pourquoi ne pas la représenter ainsi ? Si vous l'imaginez, alors d'autres personnes probablement aussi, et ces références façonnent l'image globale de la ville.

Prenons l'exemple de Munich, qui apparaît dans le quiz Villes européennes par image n°1. Qu'est-ce que vous imaginez d'abord à la lecture de ce toponyme ? La Bavière ? La bière ? Le Bayern Munich ? Ou la cathédrale Notre-Dame ? Toutes les réponses seraient valables et devinables, certaines peut-être par plus de monde que d'autres.

Munich telle que proposée dans "Villes européennes par image n°1"
Munich telle qu'elle pourrait être proposé en s'écartant de la représentation architecturale.

Notes sur le stéréotype

Avant de conclure ce blog, il faut parler d'un obstacle qui pourrait aussi restreindre le choix des images pour les JetPunkers : la crainte de tomber dans le stéréotype. C'est une crainte légitime, on ne veut pas résumer une ville à une image un peu réductrice. Munich ne se résume pas à boire de la bière et Pampelune ne se résume pas à se faire courser par un toro. L'architecture peut alors faire à nouveau preuve d'une alternative plus "neutre". Ne représenter que les villes par leur bâti, c'est suivre une méthode récurrente et équitable (quand bien même d'autres questions se posent sur "quelles parties de la ville représenter ?").

La question se pose d'autant plus que si l'imaginaire d'un lieu est une construction, votre quiz participera à le construire et le reconstruire. Les effets se trouvent dans les têtes mais aussi les pratiques et aménagements après coup (p. ex les spots instagrammables et globalement les réponses des villes pour répondre aux attentes des touristes).

Bien sûr, publier votre quiz n'est pas larguer une bombe. Mais il convient tout de même de réfléchir à la question des images que vous avez choisies de temps en temps. Il est inévitable de généraliser l'image d'une ville quand on en sélectionne qu'une photographie. Tâchons seulement que celle-ci ne soit pas dommageable pour la population qui y vit.

Un caricaturiste à Montmartre. Un exemple de services et d'aménagements qui font croire au Paris imaginé par les touristes. Un Paris qui semble par contre surjoué et artificiel pour les non-touristes.

Conclusion

Ce billet de blog vous invite à vous questionner la prochaine fois que vous jouerez ou créerez un quiz du type Villes par images. Il n'est pas toujours évident de rendre ces quiz accessibles car les villes, dans le sens physique et architectural du terme n'est pas toujours connu de tous. Suivre la piste d'autres représentations de la ville peuvent alors permettre de parler à plus de monde, sans pour autant être moins "réelles" que les photos d'un monument. L'image que l'on se fait d'un lieu est en réalité une construction sociale, ces représentations qui sont plus qu'une "carcasse urbaine" en sont les outils.

Cet article ne souhaite pas non plus prôner une manière de créer ce genre de quiz plutôt qu'une autre. La variété des approches ont toutes leur charme, et retrouver les villes seulement par une image du centre-ville peut avoir son intérêt. Ce blog n'offre pas non plus une solution miracle pour faire en sorte que les scores moyens soient soudainement bons. Ces réflexions peuvent parfois être difficile à mettre en pratique, en particulier pour les régions du monde dont on a peu d'imaginaires urbains. Il reste cependant intéressant dans tous les cas de se poser quelques questions, dont celles qui sont esquissée ici.


J'espère donc qu'à l'avenir vous aurez envie de vous (ré)essayer à la création de ce genre de quiz, et que vous pourrez le faire avec quelques idées en plus dans la tête. Si vous avez des questionnements ou des arguments en plus à poser n'hésitez pas à prendre possession de la section commentaire  !

Quelques ouvrages de base pour aller plus loin:


Lussault, Michel. L’Homme spatial : La construction sociale de l’espace. Seuil, 2007.

→ Un ouvrage clé pour comprendre comment les individus et les sociétés produisent l’espace à travers leurs pratiques, leurs représentations et leurs interactions.

Lynch, Kevin. L’Image de la cité. Dunod, 1960.

→ Une référence majeure sur la façon dont les habitants perçoivent et structurent mentalement les villes, avec les concepts d’imagibilité et de lisibilité urbaine.

Tuan, Yi-Fu. Espace et lieu : la perspective de l’expérience. Payot, 1977.
→ Un regard phénoménologique sur la relation entre l’espace et l’expérience humaine, expliquant comment les lieux acquièrent une signification émotionnelle et symbolique.

Gravari-Barbas, Maria. "Tourisme, patrimoine et urbanité : La mise en tourisme des lieux urbains comme fabrique de la ville." Via Tourism Review, 2013. En ligne

→ Un article qui explore comment la mise en tourisme transforme les villes, en ajustant leurs espaces pour répondre aux attentes des visiteurs et aux imaginaires qu’ils projettent.

6 Commentaires
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Niveau 66
9 mar 2025
Billet d'une rare pertinence et d'un grand intérêt. Vraiment excellent pour un premier (vrai) blog !

Une autre dimension de ce même sujet à laquelle je me trouve souvent confronté est ma proximité vis-à-vis de l'aire géographique traitée. Il y a en effet des zones que je connais de vécu, d'autres pour m'y être intéressé sans forcément avoir eu la chance se les visiter et encore d'autres encore pour lesquelles ma connaissance est plus que lacunaire. Pour cette dernière, je m'abstiens généralement de toute publication. C'est plus entre les deux premières catégories que le doute émerge.

Pour la première, je connais presque trop bien pour faire deviner efficacement et me sens une envie de faire découvrir plus que reconnaître qui peut significativement affecter l'accessibilité du quiz.

Pour la deuxième, j'ai du mal à m'extirper du cliché, faisant que si le quiz reste généralement accessible, il saute en revanche à pieds joints dans le piège du stéréotype.

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Niveau 66
9 mar 2025
Je manquais de place pour le faire dans mon première commentaire, mais un grand merci pour cette occasion qui nous est donnée de réfléchir à une thématique à laquelle nous sommes forcément confrontés un jour ou l'autre en tant que créateurs de quiz.
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Niveau 65
9 mar 2025
Ce billet de blog est un must pour tout utilisateur en herbe souhaitant se lancer dans la création de quiz de ce genre ! Une réflexion qui peut d'ailleurs, sur les grandes lignes, être extrapolée sur les représentations en général (pays, sport, nourriture...).
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Niveau 64
12 mar 2025
Le billet est très intéressant mais soulève quand même une question pour moi : veut on d'office avoir des statistiques de 90+% ?

JetPunk a pour moi une vertu super intéressante dans la façon dont je le conçois : celui de faire découvrir et apprendre des choses que l'on ne connaît pas.

Pouvoir me dire "Ah c'est donc à ça que ressemble Munich, je ne savais même pas qu'il y avait des montagnes !" me fait plaisir, me permet aussi d'ancrer la ville dans quelque chose d'autre que l'unique angle sous laquelle je la connais (bière foot).

Le but pour moi n'est pas de flatter l'ego de celui qui prend le quizz en lui permettant de se dire "je suis trop fort je les connais tous" et le fait que des gens ne trouvent pas la réponse (jusqu'à un certain point bien sûr) ne me semble pas être un si gros problème :)

Anyway merci beaucoup pour ce moment de réflexion !

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Niveau 62
12 mar 2025
Merci beaucoup pour votre commentaire, et je suis tout à fait d'accord !

Initialement je voulais ajouter un paragraphe sur les raisons qui nous poussent à faire des quiz. Celles-ci dépendent de chacun et chacune, faire découvrir et mettre à l'épreuve sont sans doute les deux atouts principaux de JetPunk.

Maintenant, dans mon cas je trouve primordial de trouver un juste milieu entre les deux. JetPunk peut être un fantastique réservoir de connaissances et de découvertes, mais pour que celles-ci atteignent la majorité des joueurs de quiz, il va falloir déjà qu'ils cliquent sur lancer le quiz. Ainsi, commencer le quiz avec des images qui sauront satisfaire l'envie de se lancer semble en tout cas assez important. Je parle ici pour moi mais je suis convaincu que c'est une expérience partagée, je n'oserais pas me lancer sur une piste où aucune image ne me parle, même si je serais ravi d'en apprendre plus.

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Niveau 62
12 mar 2025
J'aime aussi beaucoup votre remarque sur Munich, et justement l'envie de l'ancrer dans autre chose que la bière et le foot. Cela montre l'immense réservoir d'images et de représentations que sont les villes !

Dans certains cas, ce serait sans doute le contraire qui serait plus intéressant pour faire découvrir un lieu: prendre une image non pas du bâti mais d'un autre élément qui pousserait à fouiller dans la culture générale et transmettrait de jolies anecdotes.

A nouveau, il y a sans doute une réflexion pour le créateur ou la créatrice du quiz à se faire, sur ce qu'il/elle connaît et sur les connaissances préalables attendues du public. A partir de là, cela permet certainement d'ajuster la portée du quiz dans un sens ou un autre!